lundi 22 septembre 2014

Participation à une bibliothèque vivante

Le week-end du 19 septembre 2014, je participe à un projet collectif qui s'appelle 'la bibliothèque vivante'. Le concept a été imaginé par une ONG danoise et puis adapté à un large public. Zohra Ait et Annie Pincemaille ont initié ce projet au Mas Reynès à Montpellier. Il s'agit de raconter une histoire, la sienne ou une autre,  réelle ou imaginée. Pendant 20 minutes, le 'livre vivant' se trouve face à son lecteur. Un livre, un lecteur. Le 'livre' raconte, le 'lecteur' écoute. Les 'livres' racontent leurs histoires peut-être 10 fois, 20 fois - mais ce n'est jamais la même chose car les lecteurs ne sont pas les mêmes. Comme disait Michel Bouquet que c'est le spectateur qui fait la pièce, ici c'est le lecteur qui fait le livre....

Voici mon histoire: Accords murmurés. Deux périples à travers une Europe en chantier, des mémoires qui se transmettent de génération en génération et de corps en corps. Une histoire à trois voi(x)es.


Première voi(x)e : la mère

Je ne veux pas me lever.
Maman m’a réveillée. Je n’ai pas envie de me lever. Il fait nuit. Il fait noir et froid. Ma grande sœur est déjà debout. Nous nous habillons à toute vitesse, en gardant nos pyjamas. Dessus, nous mettons tous les vêtements que maman nous a préparés : pantalons, jupes, pullovers, gilets, écharpes, ….  Chacune de nous peut choisir un seul jouet. Je prends ma poupée favorite.

Je ne veux pas partir.

Dans la cour il fait tout noir, on n’a pas allumé de lumière. Tout le monde s’agite dans l’obscurité, en silence. Maman et nos voisins polonais chargent la charrette : ustensiles de cuisine, boites de conserves et toutes les couvertures, couettes et édredons de la maison. Dans notre jardin, quelques jours avant, maman a enterré notre argenterie et la porcelaine, soigneusement enveloppée et enrubannée.


Je ne veux pas partir.


Depuis des semaines déjà, nous voyons passer dans notre village les tristes convois qui viennent de l’est, toutes ces femmes, ces enfants et ces vieilles personnes qui n’ont rien à part ce qu’ils portent avec eux. Ils me font peur. Ils sont si sales et ils semblent perdus. Je ne veux pas être comme eux.
Je ne veux pas partir.

On attèle nos deux derniers chevaux. Les voisins nous aident car maman est petite et elle en a peur. Je ne comprends pas ce qui se passe. Les yeux encore pleins de sommeil, je  monte sur la charrette avec ma grande sœur, mon petit frère, maman et le bébé. Nous laissons notre maison et notre ferme derrière nous et rejoignons les autres gens du village.

Je ne veux pas partir.

Avant le lever du jour, c’est à nous de nous mettre en route. Pendant des mois, nous errons à travers les terres baltes que les nations se disputent pendant cet hiver ‘45, un des plus froids qu’on n’ait  jamais connu. J’ai surtout très froid et très faim. Mais maman ne veut pas nous donner à boire le lait des vaches mortes qui longent les chemins et nous ne mangeons pas non plus la viande des chevaux crevés d’épuisement ou déchirés par des mines.

Nous marchons sans savoir où aller. Parfois, nous nous arrêtons dans un village ou nous cherchons l’abri d’une ferme. Chaque fois que nous faisons une halte, maman essaye de nous trouver de la nourriture. Mais nous sommes quatre et c’est très difficile. Maman est trop fatiguée et trop maigre. Elle n’a plus de lait. Un matin, le bébé ne se réveille plus. Il est mort pendant la nuit, dans les bras de maman. Jamais je n’oublierai ses cris.

Nous autres survivons. A la fin de la guerre, papa vient nous chercher. Il a quitté son régiment en secret, en déserteur, car maman ne pouvait plus avancer seule. Nous nous dirigeons tous vers Berlin, et puis la guerre est finie. Mais nous ne retournerons plus jamais vivre chez nous.

Nous n’avons plus rien. Tout est perdu. Les gens me regardent de haut. Ils ne veulent pas de moi. Maman et papa trouvent un travail dans une ferme, nous avons de quoi manger et je n’ai plus froid. Plus tard, papa achète un petit terrain et construit une nouvelle ferme. Sur ses terres on trouve du pétrole. La ferme grandit, mais pas moi. Je reste petite.

Un jour, je ne peux plus me lever. Je n’arrive plus à marcher. Je suis très malade. Je dois aller à un hôpital où personne ne vient me voir. Parfois j’aperçois maman et ma grande sœur dans le parc, à travers ma fenêtre. Quand j’arrive enfin à me relever, mes jambes ne me portent pas bien. Je ne veux pas que les autres sachent comme j’ai mal. Je me cache pour pleurer et je m’enferme avec ma tristesse. Une jambe plus courte que l’autre, je vais toujours boiter.

Je ne parlerai pas de ma souffrance. Je la garderai à l’intérieur de moi, elle s’imprime en moi.  Ma bouche n’en dira pas un mot, mais la mémoire restera toujours vivante. Je la transmettrai par d’autres chemins à mes filles.


Deuxième voi(x)e : la fille

Je suis la première de deux filles. Je grandis au nord de ce qui est devenu l’Allemagne Fédérale, dans un pays sans relief. Très tôt, je cherche l’ailleurs, le plus loin, l’au-delà de là où je suis.

Je veux partir.

Avant d’arriver en France, je passe par Hambourg, Madrid et Barcelone. Je pars en train, avec une valise et un mari que j’avais connu quelques mois auparavant sur un balcon à Montpellier. Je l’avais entendu chanter des airs d’opéra. Il quitte tout et vend ses livres pour s’acheter un billet de train pour Hambourg. Après un hiver qu’il survit grâce à  l’intégrale de Charles Trenet et de Georges Brassens qu’il porte dans ses valises, nous partons. Nous prenons le train, les mains vides et le cœur plein, avec beaucoup d’enthousiasme mais sans savoir où, comment et surtout de quoi nous allons vivre en France. Le train s’arrête à Dijon, Dôle, Clamecy, puis Joigny et enfin Sens.

Tout est à construire. Je suis une étrangère sans carte de séjour, sans permis  de travail et sans sécurité sociale. Il me faut des mois pour que les choses commencent à se débloquer. J’entreprends de connaître une nouvelle culture, je trouve un travail, une maison, des amis et j’apprends comment entamer correctement tous ces fromages. Je rencontre beaucoup de plats où mettre mes pieds.

Je me familiarise avec ma vie en France. Tous les ans, nous passons nos vacances entre Narbonne et Montpellier. Une fois, à la fin de l’été, nous arrivons au domaine viticole d’un ami aussi sauvage que ses terres. On est en train de dresser une table improvisée dans le jardin, une planche avec un drap, et on met dessus tout ce que le potager du mois d’août offre. Autour, des amis, la famille, les amis de la famille, et deux musiciens ukrainiens avec leurs accordéons. Ensemble, nous mangeons, buvons, chantons et rêvons. C’est un moment de grâce et de bonheur profond.

A ce moment, nous apprenons qu’un appartement va se libérer au domaine. Immense, beau, une terrasse de chaque côté, en plein milieu des vignes et de la garrigue. Nous décidons sans trop réfléchir de venir nous y installer. Une année plus tard, nous quittons la Bourgogne, lui son cabinet de professeur de chant, moi mon lycée, pour recommencer une deuxième fois à partir de zéro. Je tombe sous le charme de la Méditerranée, de la garrigue, d’un pays gorgé d’histoire. Mon mari, lui,  tombe sous le charme d’une amie mexicaine que j’avais connue dans mes cours de céramique.

Nous nous quittons.

Je repars à Hambourg pour un poste de professeur agrégée à un lycée huppé de la ville. Je suis reçue les bras ouverts. Les collègues et les élèves sont adorables, je sens enfin la reconnaissance professionnelle qui m’a tellement manquée en France. Les amis sont là, la famille aussi – mais je me sens comme dans un mauvais film. Pas du tout à ma place, complètement décalée et très malheureuse. Au moment même de signer mon contrat pour être enfin fonctionnaire, j’annonce à mon proviseur que je ne peux pas rester et que je dois retourner en France. Il accueille ma décision avec stupeur et bienveillance.

Peu de gens autour de moi comprennent ma décision. Refuser une telle occasion relève de l’inconscience pour les uns, de bêtise pour les autres et de courage pour certains. Pour moi, ma décision est une évidence. Je dois partir, sinon je laisse ma vie dans cette histoire. Le premier jour des vacances, je suis à nouveau sur les routes et m’installe dans un petit village de vignerons, seule cette fois. Pour la troisième fois en France, je recommence tout à zéro.

Je ne reste pas seule. Je trouve un travail et de nouveaux amis. Les choses semblent s’arranger de manière toute naturelle. Je me promène et redécouvre le pays que j’aime tant : les montagnes au-dessus de Saint Guilhem-le-Désert, les gorges de l’Hérault, la petite chapelle dans les vignes, les gens du village, les terrasses,… Le samedi, je vais au marché. Un jour, mes nouvelles copines me présentent un monsieur qui fait des bijoux. Pas n’importe lesquels – il les vend aux Etats Unis ! Je trouve qu’il a le regard trop triste.

Il trouve mon prénom dans l’annuaire d’Aniane et m’appelle un dimanche matin.  Nous avons une relation ouverte, comme ma première bague : un simple anneau en fer avec quelques taches en or. Ma deuxième bague est un large anneau fermé avec une branche qui porte comme fruit un petit diamant. Ma troisième bague est une alliance qui fait trois fois le tour de mon doigt. Nous nous marions sous la chaleur du mois de juillet. Au moment même où les premiers invités arrivent, une troisième voix se fait entendre…


Troisième voi(x)e : le corps de la fille

- Toc toc !
 -Qui est là ?

Enfin ! Elle m’entend !  Depuis quand est-ce que j’essaye de lui parler ? Depuis des mois ?  Des années ? Une vie !

Je suis son corps. Je porte en moi les souvenirs de plusieurs générations. Tout est inscrit dans mes tissus. Mes cellules sont imprégnées par la mémoire familiale.  Je n’ai rien oublié : l’exode de la mère, la souffrance du départ, la perte, la faim, le froid, le désespoir, la polio, l’humiliation et le sentiment de rejet. J’ai aussi gardé le souvenir du bébé mort pendant la guerre manque de lait. Quand la personne à qui j’appartient sait à peine parler, le souvenir remonte : elle s’invente un compagnon de jeu que personne ne voit et qui porte le même prénom que le bébé mort.

La fille va là où la mère a peur. La fille cherche ce qui hante la mère : le dépaysement, l’incertitude, l’inconnu. Pendant que la mère s’attache au matériel et au solide, la fille se sent attirée par le rêve, le subtil et l’éthérique. Ce qui désespère l’une enchante l’autre. En même temps, l’une comme l’autre passe sa vie à essayer de prendre pied, à s’ancrer dans la terre, à trouver l’équilibre. L’une comme l’autre a du mal à trouver sa place et l’une comme l’autre souffre de se sentir étrangère.  Etranges étrangères toutes les deux.

Moi, son corps, je suis aussi un étranger pour elle. Elle me regarde dans la glace, me met des pommades, m’habille, me garde au chaud et me nourrit. Elle sait que j’aime des aliments naturels, pas trop d’apéritifs ni de cigarettes, que j’aime bouger à l’air libre et dormir à l’heure de la sieste. Mais elle n’a pas conscience qu’il y a des espaces en moi qui sont bloqués et qui souffrent. Elle ne sait pas que j’ai tout gardé en mémoire, que tout cela l’habite.

Je le lui dis. Je communique avec elle, à ma façon. Je lui dis mon mal. Le mal dit. Le mal-a-dit.
Juste avant qu’elle se marie avec ce créateur de bijoux, elle comprend enfin. Elle vient de passer du lait de chaux dans sa maison, blanche, et elle sent enfin la boule dans son sein. C’est la panique. Elle fait une mammographie, une biopsie, et puis elle attend. Quelques jours avant le mariage, au moment même où les témoins arrivent de Paris et de Stockholm, on lui annonce qu’elle a une  tumeur maligne dans son sein. Cancer. Tumeur. Tu meurs….

_________________________

Elle n’est pas morte.

Elle m’a enfin entendu. Pendant les longues séances de ses traitements nous étions deux : moi son, corps, et elle, sa conscience. Elle comprend qu’elle n’est pas seule. Elle comprend aussi que je ne lui veux pas de mal, jamais. Je m’exprime par la maladie pour l’aider à comprendre, pour l’aider à avancer dans sa vie et à s’approcher de ce qu’elle a vraiment envie de vivre. Elle comprend qu’elle est à la fois un corps et un esprit et qu’elle ne peut pas guérir l’un sans l’autre.

Elle comprend qu’elle peut lâcher ses peurs et faire confiance à la vie. La vie va toujours vers la lumière et l’équilibre. Et elle comprend enfin ce que, au fond, elle sait depuis toujours : qu’elle est à sa juste place.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.